Et si Twitter avait la même nature juridique que Wikipédia ?

Un article paru sur le site Forbes avance une hypothèse intéressante concernant la nature juridique de Twitter, qu’il rapproche de celle de Wikipédia.

L’auteur, Benoît Raphaël, prend comme point de départ les difficultés rencontrées par Twitter pour développer un modèle économique viable. Même si le réseau social est parvenu à dégager davantage de revenus cette année et si les analystes estiment qu’il pourrait devenir rentable en 2014, Benoît Raphaël pose la question qui fâche (je traduis) :

Mais à quel coût ? Jusqu’à quel point Twitter devra-t-il tordre son modèle pour devenir rentable ?

En effet, comme j’avais essayé de le montrer à partir d’une analyse de l’évolution de ses CGU, Twitter qui se présentait à l’origine comme un réseau ouvert et respectueux des droits de ses utilisateurs, s’est graduellement écarté de ce modèle, pour en finir en mars dernier par vendre deux années de ses archives à des sociétés anglaises de data mining spécialisées dans le marketing, en soulevant au passage un tollé.

Par Rausaro Auchora. CC-BY. Source : Flickr

Mais à côté de ces dérives, il faut bien reconnaître que Twitter a contribué à remodeler en profondeur les pratiques en ligne et qu’il contient une mine d’informations importantes pour rendre compte de l’histoire de ces dernières années. Et c’est là que Benoît Raphaël en vient à faire un parallèle intéressant avec Wikipédia :

Twitter est devenu aussi important que Wikipédia dans l’évolution de l’information produite par l’humanité. Il constitue une nouvelle grammaire des médias et il est devenu un espace public plus ouvert que toutes les autres start-up frénétiquement à la recherche d’une valorisation. Il appartient au public, partout dans le monde. Il ne peut pas demeurer uniquement la propriété d’une compagnie qui recherche le profit. Il n’y a aucune honte à faire du profit, mais quand vous êtes devenu un espace public recueillant l’empreinte des conversations humaines partout dans le monde, vous ne pouvez plus être considéré uniquement comme une compagnie privée.

C’est pourquoi Twitter devrait adopter le même modèle que Wikipédia.

Ce raisonnement est intéressant. Sans employer le terme, l’article avance que Twitter est devenu un bien commun informationnel. On sait que l’hypothèse de faire entrer Wikipédia au patrimoine mondial de l’Humanité a récemment été envisagée, mais ne pourrait-on pas considérer que Twitter n’en est pas si éloigné ? Plutôt que de rechercher un hypothétique modèle économique en s’éloignant de sa nature d’origine, ne serait-il pas plus simple et plus logique que Twitter devienne une fondation et soit financé par le biais de dons de ses usagers ?

Juridiquement, on peut d’ailleurs considérer qu’au fond, Wikipédia et Twitter possèdent des natures assez semblables. Il y a eu des discussions sans fin pour savoir si les contenus de Twitter relevaient ou non du droit d’auteur. Pour ma part, j’ai toujours pensé que dans leur grande majorité, nos tweets ne sont pas des oeuvres, mais des énoncés de faits ou des informations. Ils devraient donc relever du domaine public et c’est d’ailleurs ce que recommandaient les premières CGU de Twitter, avant que ne lui poussent des dents en 2009.

Par nojhan. CC-BY-SA. Source : Flickr

De la même manière, les apports individuels des contributeurs de Wikipédia peuvent ne pas constituer des créations de l’esprit (commencer une ébauche, corriger l’orthographe, mettre en page, ajouter des liens, etc), mais c’est plutôt par “alluvionnement” que les contributions finissent par produire des oeuvres. Il en résulte que si Wikipédia est bien une oeuvre de l’esprit d’un point de vue global, personne ne peut s’en dire “l’auteur” : elle est le produit de l’intelligence collective. De la même façon, Twitter a un valeur historique immense compris comme un tout, quand bien même les tweets pris individuellement restent assez insignifiants.

Juridiquement le fait que Wikipédia soit placée sous la licence CC-BY-SA consacre et protège sa nature de bien commun, en empêchant notamment en cas de réutilisation par le biais de la clause de partage à l’identique que les contenus fassent l’objet de nouvelles enclosures. La fondation Wikimedia possède la marque Wikipédia, mais elle n’est qu’hébergeur du contenu et non pas propriétaire. Pareillement, chaque contributeur a un droit sur ses apports, mais il les met en partage et ne peut revendiquer de droit sur le tout qui demeure un res nullius : un bien sans maître, et au-delà, un bien commun.

Le fait de reconnaître à Twitter la nature d’un bien commun devient peut-être urgent, car des rumeurs courent en ce moment sur un possible rachat de Twitter par Apple, pour un montant faramineux de 10 milliards de dollars. Le réseau social au petit oiseau bleu se ferait alors croquer par Apple comme Instagram a terminé dans l’escarcelle de Facebook et cela aurait des conséquences importantes sur le statut juridique des contenus.

Si on pousse cette exercice de science-fiction juridique jusqu’au bout, imaginons un moment que la communauté des utilisateurs de Twitter décide de s’opposer à une telle opération et de la contrecarrer en rachetant elle-même la plateforme. On estime qu’il y a environ 500 millions d’utilisateurs de Twitter dans le monde et s’ils voulaient bloquer une offre d’Apple à 10 milliards, il leur faudrait verser chacun 20 euros. Est-ce vraiment surréaliste, si c’est le prix à payer pour obtenir la récupération d’un tel bien commun ?

Au terme de cette gigantesque opération de crowdfunding, Twitter deviendrait une fondation et le contenu global de la plateforme pourrait être placé sous licence CC-BY-SA.

C’est bon de rêver parfois, mais ce rêve est-il en définitive si fou que cela ?

Posté le 7 mai 2012