Pourquoi parler de Médiation numérique au lieu d’Animation multimédia ?

J’ai évoqué dans un article précédent (La route de la médiation numérique n’est pas un long fleuve tranquille), que ce concept suscitait chez certains, des critiques, des questions, des incompréhensions. Dans certaines réactions défensives de la part d’animateurs-trices d’Espaces publics numériques, il me semble déceler une inquiétude du style : L’animation multimédia et les EPN, c’est fini ? On veut notre peau … Qu’est-ce qu’on a fait de mal, nous les animateurs-trices pour mériter cette mise au placard ?

La qualité du travail réalisé depuis des années par les animateurs-trices
dans les Espaces Publics Numériques (EPN) n’est pas en question. Substituer les termes « Accès Public à Internet » ou « Animation Multimédia » par « Médiation Numérique » n’est pas une punition pour les animateurs-trices de ces lieux, ni l’annonce d’une volonté programmée d’en finir les EPN. Bien au contraire, et c’est tout l’inverse dont il s’agit. J’ai la conviction que c’est en ne changeant rien dans le discours et dans les pratiques actuelles, que l’on met les Espaces Publics Numériques et leurs animateurs-trices en danger.

Le contexte a changé depuis la création des EPN

Il y a maintenant quinze ans qu’ont été mis en place les premiers espaces multimédia pour accueillir et initier les publics aux usages d’internet et aux outils numériques. Cela s’est fait grâce à de l’argent public, avec l’objectif de « lutter contre la fracture numérique », c’est à dire de réduire les fortes disparités d’usages observées entre les plus diplômés et les moins instruits, entre les plus riches et les plus pauvres, entre les jeunes nés à l’époque du numérique et les personnes plus âgées étrangères à cet univers.

Aujourd’hui la question des disparités en terme de pratiques numériques ne se posent plus de la même façon. En 1997, moins de 4% de la population française disposait d’un accès internet à domicile ; en 2011, 75% des français sont connectés à domicile. On pourrait multiplier les données statistiques plus fines sur les usages, ou insister sur le fait que les écarts d’usages les plus importants à résorber sont aujourd’hui ceux concernant l’âge (fossé générationnel).

Cependant, la clé du problème n’est pas là. Car l’enjeu aujourd’hui, plus que jamais, est de convaincre des élus locaux, de l’intérêt et de la pertinence de maintenir encore des Points d’Accès Publics à Internet (PAPI) et des Espaces Publics Numériques (EPN) sur leur territoire. Car ce sont eux, ces élus municipaux, conseillers communautaires et conseillers généraux, qui prennent les décisions sur les budgets ou subventions de fonctionnement permettant de pérenniser les missions et les emplois dans ces lieux.

Mais le discours des professionnels ne s’est pas renouvelé

Qu’avons nous de nouveau à leur servir comme discours depuis quinze ans ? Rien. Ou si peu. La plupart des acteurs de terrain continuent à situer leur action, soit en invoquant la « réduction de la fracture numérique », soit parce qu’il faut « être dans le coup » et parce que « ça va faire venir le public jeune » …
Le problème de se référer à « la fracture numérique », c’est que ce terme polysémique est aussi utilisé dans les politiques d’aménagement et d’infrastructures, comme argument idéologique pour justifier les
investissements publics dans le déploiement de l’ADSL d’abord, puis aujourd’hui dans la fibre optique.
Aussi pour la majorité des élus, la fracture numérique c’est d’abord le risque que certains territoires se retrouvent davantage isolés, enclavés, coupés des réseaux nécessaires à l’innovation et au développement économique. Les sommes en jeu sur ces projets d’infrastructures sont considérables et préoccupent davantage nos élus que le devenir des EPN (Il en couterait 21 milliards d’euros sur 15 ans pour connecter les 26 millions de foyers français en fibre optique FTTH, selon l’ARCEP en novembre 2011). Songez un instant que l’on consacre ne serait-ce que 1% de ces montants pour investir dans 4.000 EPN français, cela représenterait 210 millions d’Euros sur 15 ans, c’est à dire pour chacun d’entre eux un budget d’investissement de 10.500 € tous les 3 ans !
Il faut aussi considérer que les élus locaux sont régulièrement interpellés par des habitants ou des chefs d’entreprises de leur territoire, à propos d’un débit de connexion internet trop faible. Les nouveaux arrivants sur un territoire rural posent deux questions : Quid de la prise en charge des enfants (nounous, crèche, école, loisirs …) ? Quid de la qualité d’accès à internet ?

Jamais aucun élu n’est sollicité par un habitant pour réclamer un accès public à internet ou un espace d’initiation et d’accompagnement …

Redéfinir les fondements de l’accompagnement aux usages du numérique.

L’analyse que je fais est que nous sommes aujourd’hui devant la nécessité de revisiter et de redéfinir les fondements même des actions d’accompagnement des usages du numérique. Les bases idéologiques et les modèles économiques sur lesquelles ces dispositifs d’accès public à internet ont été lancés ne permettent plus d’envisager la pérennité des structures et des emplois.

Mais, me direz-vous, beaucoup de ces EPN marchent bien, ils accueillent beaucoup de publics, leur fréquentation ne diminue pas, voire elle augmente dans certains lieux … Je ne dis pas le contraire, mais l’objectif est-il seulement que l’espace fasse le plein ?
Prenons deux exemples. Si un EPN accueille un public de jeunes de moins de 25 ans dans des proportions importantes (plus d’un tiers de la fréquentation totale), pour prétendre être financé essentiellement avec de l’argent public, il faut qu’il soit en mesure de montrer qu’il fait un véritable travail d’éducation aux médias, d’accompagnement des projets individuels (formation, orientation, insertion …) ou d’appui à des projets collectifs (socio-éducatifs, artistiques, culturels, inter-générationnels, humanitaires, …). Pour justifier de ce type d’actions, les simples statistiques de fréquentation du lieu ne suffisent pas.

Il faut pouvoir mettre en valeur les objectifs spécifiques visés, les parcours des personnes touchées, la plus-value sociale obtenue, l’impact des projets sur le territoire ...

Si un EPN maintient sa vocation initiale de réduire les inégalités, il ne peut se contenter d’accueillir les publics qui viennent spontanément et se doit d’aller au devant des « publics éloignés ». Plus on avance dans le
temps et plus les personnes encore « non-connectées » nécessitent des
modes de prise en charge spécifiques. L’accompagnement le plus efficace est celui effectué par des personnes de confiance, des professionnels qui interviennent déjà en tant que travail social, assistant-e de vie, conseiller d’insertion, … Pour être efficaces, ces médiateurs numériques occasionnels ont besoin d’un appui technique et méthodologique qui peut être fourni par un-e animateur-trice multimédia expérimenté, dans le cadre d’un partenariat avec l’EPN.

Le terme « Animation multimédia » ne rend pas très bien compte du
travail effectué par les professionnels dans ces deux exemples, et ne valorise pas suffisamment la nature des apports aux personnes et l’impact sur le territoire. « Animation multimédia » évoque davantage des activités socio-culturelles menées au sein d’une association d’Education Populaire ou d’un centre de loisirs, plutôt qu’une mission de développement des usages du numérique sur un territoire.

Il y a clairement un enjeu qu’on pourrait qualifier de « marketing politique » dans le choix de cette nouvelle expression, « médiation
numérique », pour désigner l’action des EPN. Ce terme est plus large et
permet d’englober l’intervention occasionnelle d’autres professionnels, en ne se focalisant pas sur les animateurs-trices d’EPN. Cela est nécessaire pour valoriser les actions d’e-inclusion, de médiation culturelle, de soutien à l’innovation, … Le terme « médiation » est dans son usage moins restrictif que la notion d’animation et évoque plus facilement l’idée de mise en place et de coordination de dispositifs, d’environnements, de projets, d’actions durant dans le temps.

La médiation numérique, c’est avant-tout une posture

Pour moi, il s’agit aussi de mettre en avant un nouveau paradigme
d’intervention auprès des publics. La médiation numérique est avant tout une posture d’intervention, qui pose l’autonomie des publics comme objectif premier à atteindre, excluant ainsi les attitudes de préconisation, d’injonction, d’évangélisation … Cette autonomie est la condition préalable pour que puisse se développer un sentiment de responsabilité vis à vis des usages que l’on fait des technologies numériques. C’est le point de passage obligé pour développer les usages citoyens de l’internet. Comme dit le Renard au Petit Prince de
Saint-Exupéry : Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as
apprivoisé
.
Insister sur cette posture particulière de médiation, permet à mon avis plus facilement de justifier la nécessité d’un financement public pour ce type d’implication citoyenne.

Se mettre à la place des décideurs

L’argent public étant appelé à se faire rare dans les années à venir,
certaines actions risquent de sortir des priorités de financement des
collectivités locales. Ainsi un élu soucieux de faire des économies, pourrait arguer que :

la formation relève des compétences des Régions ou peut-être financée par les OPCA et les entreprises pour les personnes en activité

l’initiation aux outils numériques devrait être à la charge des vendeurs ou des fabricants de matériels et de logiciels. Si les outils étaient bien conçus et adaptés aux besoins du grand public, ils seraient faciles à prendre en main et à utiliser. Si un habitant décide d’acheter une caméra numérique pour filmer ses vacances, pourquoi la collectivité devrait-elle payer pour qu’il apprenne à s’en servir ?

il y a maintenant dans la société suffisamment de personnes capables d’utiliser et donc capables aussi d’aider bénévolement les personnes de leur entourage. On pourrait initier un réseau d’entraide, de solidarité numérique locale, cela renforcerait le lien social … et économiserait des deniers publics !

l’animation d’activités multimédia récréatives pour les enfants et les
jeunes, ou d’ateliers de perfectionnement pour les adultes, sont des activités de loisirs comme d’autres activités sportives, artistiques, culturelles, … pour lesquelles les participants payent une cotisation calculée pour équilibrer les coûts de fonctionnement. L’aide de la commune pourrait se limiter à proposer une compensation financière pour que la structure propose des tarifs réduits sur la base de critères sociaux.

La présence des technologies numériques s’est banalisée dans la société et il n’est plus nécessaire de consacrer des lieux spécifiques à cela. Le numérique doit rentrer dans les politiques de droit commun existantes : la lecture publique, l’insertion professionnelle, l’information jeunesse, les actions en faveur des seniors, ...

Éviter la tentation du repli sur soi

Pour être en mesure de répondre à de tels arguments, il faut venir avec un discours construit, proposer de nouvelles approches même si l’on conserve les mêmes finalités … et surtout se mettre davantage à l’écoute des besoins du territoire.

Or, je sens monter chez nombre d’animateurs-trices d’EPN la tentation
d’adopter une attitude corporatiste et défensive par rapport au poste
qu’ils-elles occupent. Que chacun s’inquiète pour l’avenir de son emploi est bien compréhensible, surtout en temps de crise économique. Mais il faut rappeler qu’il n’a jamais été question, de part la nature même de ces fonctions affectées à la réduction de disparités, qu’elles soient pérennes dans le temps. Chaque personne travaillant dans ce domaine devrait avoir comme objectif de travailler à la disparition de son poste, en faisant en sorte que chaque usager devienne autonome dans des usages choisis du numérique.

Plutôt qu’envisager la disparition des Espaces Public Numériques comme un échec, je pense qu’il est temps de songer à valoriser le savoir-faire acquis afin de transmettre et de diffuser cette expérience. Après la banalisation des technologies numériques, viendra la banalisation des tâches de médiation. C’est le sens de l’histoire. S’y opposer, adopter une attitude de repli sur soi et sur « son public » en voulant défendre des prérogatives de spécialiste, est un combat perdu d’avance. La reconnaissance de l’expertise des animateurs-trices multimédia ne pourra se faire qu’en s’ouvrant vers l’extérieur et en se mettant au service des projets des autres acteurs du territoire.

Posté le 14 février 2012

L’adresse originale de cet article est http://www.revue-reseau-tic.net/Pou...

Posté le 8 février 2012 par philippe
©© a-brest, article sous licence creative common info